Dans ce pays les jeunes gens, à l’aube de leur 15 ans, doivent quitter leur entourage pour se mesurer au monde. Marchant de jour, demandant l’hospitalité pour la nuit, s’employant à de menus travaux en échange de nourriture, ils testent leur débrouillardise et leur capacité d’adaptation, voient de leurs yeux la diversité de leur monde et se préparent à l’entrée dans l’âge des travailleurs. Habituellement, ce périple est source d’enthousiasme et de fanfaronnades. Jeunes gens et jeunes filles partagent avec enthousiasme leurs préparatifs, leur destination et leurs espérances ; à leur retour, ils sont fêtés comme des rois.
En ce temps-là, un jeune garçon, appelons-le Vadim, bouclait les derniers détails de son voyage. Sauf qu’aucun départ n’était organisé avec moins d’enthousiasme.
Son barda s’exposait dans les moindres recoins de sa petite chambre. Vêtements chauds et froids, dessous et hauts, dépareillés et froissés, recouvraient la quasi-totalité du sol. Une natte défraîchie, enroulée à la hâte, gisait sur le lit à moitié défait et paraissait trop grosse pour son emplacement. L’équipement, armes, lanternes, ustensiles de cuisine, à peine emballé et poussiéreux, occupait l’espace restant. Le sac, île au milieu du chaos, débordait d’autres affaires. Plusieurs dessins à l’encre de personnages et de paysages sortaient à moitié d’une poche.
Pour la énième fois depuis le début de la soirée, Vadim poussa un long soupir. Il défit le couchage, tenta de l’arranger au mieux avant de le fixer à l’endroit prévu. Les yeux dans le vague, il parcourut la pièce du regard, tendit une main molle pour récupérer un vêtement, avant de renoncer et s’asseoir. Il saisit les dessins et les contempla un à un, touchant du doigt les silhouettes. Une larme tomba sur celui qu’il tenait en main. D’un geste doux, il essuya la tache, rangea les dessins et se mit lentement à emballer ses affaires.
— Tu vas vraiment faire ça ?
Vadim se retourna, tenant en main deux chaussettes dépareillées. En face de lui, sa sœur le regardait d’un air triste.
Il détourna le regard.
— Je n’ai pas le choix.
— Tu as toujours le choix ! Si seulement…
Vadim se redressa d’un bond et la domina de toute sa hauteur.
— C’est quoi mes autres options ? J’atteins l’âge d’homme dans six mois et le concours d’entrée à l’Académie des Hauts officiers de la Couronne s’ouvre deux mois plus tard ! A tout moment, je suis susceptible d’avoir une vision augmentée, je dois tout le temps prendre garde à mes pensées, mes émotions, mes sentiments, mes paroles et j’en passe ! A l’examen oral, les examinateurs nous bombardent de questions, sans répit, pendant une heure et demie. Si je manque une seule question, si je fais un seul malaise, si j’ai la moindre vision embarrassante, je perds toutes mes chances d’entrer à l’Académie. Ça fait cinq ans que je me prépare, j’y ai sacrifié mes amis, mes loisirs, mes voyages, hors de question que ça été en vain.
Tremblante, Sania tenta d’apaiser la fureur de son frère.
— Entrer à l’Académie représente le rêve de ta vie, je le sais. Mais envisager une procédure aussi radicale, aussi dangereuse, se soumettre à un rite qui te coûtera un déchirement aussi profond, perpétré par une secte clandestine, sans garantie à 100% de résultat, tout cela pour une école… Si tu pouvais au moins te trouver un maître…
— Je n’ai plus le temps pour ça ! Pour le trouver, qu’il me teste, m’accepte, que les enseignements portent enfin leurs fruits, je ne serai plus en mesure de préparer le concours.
— Le général de Tramines, alors. Il te connaît et t’estime. Si tu vas le voir, que tu lui expliques tes tourments, il pourra identifier parmi ses contacts quelqu’un qui sera en mesure de t’aider.
— Le général risque de se trouver parmi les examinateurs. Si j’implore son aide à six mois du concours ce sera vu comme une preuve de favoritisme, ma candidature sera invalidée.
— C’est pour quelque chose de totalement différent, qui n’a rien à voir avec le concours. Personne ne le saura et, tel que je le connais il se montrera aussi impartial avec toi qu’avec les autres candidats.
Terrifiée à l’idée de perdre son frère, Sania tentait par tous les moyens de le dissuader de mettre son plan à exécution. Lui, perdu entre le stress du concours, l’angoisse face à l’instabilité de ses pouvoirs et la sensation diffuse d’une catastrophe, perdit toute mesure. Il savait les dangers qu’il encourait mais refusait de renoncer à intégrer la prestigieuse école.
— Sania, assez ! Cesse tes stupides petites remarques, mêle-toi de tes affaires et laisse-moi faire les choix qui s’imposent ! J’entrerai à l’Académie, quel que soit le prix à payer ! Je souhaite consacrer ma vie au service du roi ! C’est quand même autre chose que de diriger une entreprise de draps, juste parce que son père en est le propriétaire !
En prononçant ces dernières paroles, Vadim sut qu’il avait été trop loin. La vive rougeur et les larmes dans les yeux de sa sœur lui fendirent le cœur.
Il tenta de la prendre dans ses bras mais elle se détourna.
— Je n’ai pas usurpé ma place dans la boutique, murmura-t-elle d’une voix blanche. J’ai trimbalé des rouleaux, mesuré et découpé des toiles, tenu la caisse, balayé les sols un millier de fois avant que papa ne me fasse confiance et me laisse prendre part aux décisions. Je n’ai pas ton ambition mais je travaille à la prospérité du royaume, à ma mesure. Je t’aime, depuis que tu as annoncé vouloir accomplir cette idée démente, je tremble pour toi car j’ai peur de te perdre. A moins que ça ne soit déjà le cas.
L’instant d’après, elle était partie.
Honteux de sa colère, il se précipita chez elle. La pièce était vide, son manteau disparu. Il la chercha dans toute la maison, en vain.
Revenu dans sa chambre, Vadim resta longtemps prostré. Sa sœur faisait partie de ceux qu’il aimait le plus au monde et il venait de la blesser, profondément. Il aurait voulu veiller, l’attendre, se jeter à ses pieds, implorer son pardon.
C’était désormais impossible. Il devait partir dans quelques heures, ce qui signifiait qu’il devait prendre un peu de repos.
Il ne pourrait lui demander sa bénédiction ; il s’en irait, le lien rompu, sans savoir quand et dans quel était il reviendrait.
Quand l’aube grise parut, il se trouvait déjà loin. Le cœur lourd, il marchait, indifférent au printemps qui, doucement, prenait la suite de l’hiver. Les bourgeons encore tendres et les fleurs à peine écloses, les pousses précoces et les premiers nés des bêtes, l’odeur du renouveau et l’appel du changement, tout cela prenait dans sa bouche un goût de cendres, comme le deuil de ce qu’il s’apprêtait à perdre pour jamais.
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