Le commandant Smith avait proposé à la jeune Française montée à bord à Cherbourg une petite promenade sur le pont du paquebot. La nuit était tombée, le ciel était sans nuages, on distinguait toutes les étoiles qui scintillaient comme dans ce tableau célèbre du peintre Vincent Van Gogh. Il faisait assez froid cependant.
- A quoi bon le sextant… commença-t-il et il s’interrompit, se souvenant de son service militaire au 10e régiment de dragons de Mourmelon-le-Grand puis de ses années au Prytanée militaire de La Flèche. Il en avait gardé un goût pour les calembours et la gauloiserie qui ressurgissait périodiquement, parfois aux pires moments, semblable en cela aux têtes repoussantes de l’hydre de Lerne qu’affronta jadis Hercule. Hydre mâle, bien entendu, de nature à effaroucher quelque peu les vierges et les rosières ! Il lui fallait toujours maintenant faire la balance entre le vocabulaire de bouvier dont il était capable d’user après une ou deux coupes de champagne de trop bues à la table du restaurant et la dignité qui sied au commandant d’un bâtiment maritime de prestige tout frais sorti des arsenaux.
La jeune fille s'était accoudée au bastingage à la poupe du navire et contemplait le triangle écumeux des remous lâchés sur l'océan.- A quoi bon le sextant et le point sur les étoiles à l’époque de la machine pneumatique ? La vitesse à laquelle nous filons la métaphore nous a permis de parcourir plus de 1400 miles.
- Combien cela fait-il de kilomètres ? demanda le petit renard.
La chevelure de Bérénice, jolie rousse à peau blanche, voletait sous l’effet de la brise, découvrant un charmant cou de cygne sur lequel le bel Edward Smith, avec son appétit de petit lion ou de grand méchant loup, eût volontiers posé les lèvres.
- Plus de deux mille ! Avez vous apprécié le repas de ce soir, Miss Eridan ?
- C’était parfait, commandant ! La dorade était royale, vous féliciterez le chef de ma part.
- Ce Monsieur Lelièvre est un fin cuisinier. Il a officié aux fourneaux de « L’Ecu de Sobieski », un restaurant français fort renommé de New-York, la ville où nous nous rendons. Quelqu’un vous attend-il là-bas ?
Edward était de plus en plus émoustillé par les gestes gracieux de la blanche colombe qui offrait son visage aux caresses du vent, se tournait, minaudait telle une starlette de l’Hollywood naissant et se comportait comme si lui-même avait fait le paon, déposant sur l’autel de ce temple flottant une couronne boréale, une roue constellée d’étoiles, de promesses de voiles qui volent et de coups de bélier dans les portes de la pudeur, ce que le soldat Louis, son voisin de chambrée à Mourmelon, appelait galamment « démonter la passerelle ».
- Personne ne m'attend, Commandant, sinon le Rochester Museum and Science Center où je vais travailler à un projet de planétarium en tant qu'astronome confirmée.- Ah ? Vous êtes une spécialiste des étoiles ?
- Oui, dit-elle en sortant un télescope de son réticule et si vous me laissez seule maintenant pour que j’observe La Grande ourse, Pégase et la nébuleuse d’Andromède, j’accepterai volontiers que vous me serviez de cocher à notre arrivée dans la Grosse pomme. Je serai votre petit cheval et je vous montrerai ce que je transporte dans ma carène, je m’occuperai de votre oiseau de paradis, je vous ferai monter au septième ciel : c’est toujours mieux avec une guide qui s’y connaît. Maintenant embrassez-moi pour sceller ce pacte et retournez à votre poste ! Je ne suis pas de celles qui préfèrent l’amour en mer !
Edward mit toute sa fougue à répondre à l’invitation puis elle le repoussa gentiment en demandant :
- Vous êtes de quel signe astrologique ?
- Taureau.
- Enchantée, moi, c’est scorpion ascendant scorpion. Votre numéro complémentaire ! A demain, commandant La Grenouille !
Et elle lui tourna le dos.
***
Les promesses de Bérénice ne furent jamais tenues. Un peu avant minuit, ce 14 avril 1912, le Titanic heurta un iceberg et le bateau coula.
Ah, les femmes... tout leur est bon pour ne pas tenir leurs promesses ! ;-)
RépondreSupprimerJe suis déjà Scorpion, par contre j'ai un cou de Taureau !
RépondreSupprimerQuel beau film ! Dialogues de Michel Audiard ?,)
RépondreSupprimerJe ne m'attendais pas à cette fin de nouvelle. Surtout après avoir lu que le commandant avait fait son service militaire à Mourmelon...;-) Sacré Joe ! Je trouve que tu ressembles à ce commandant par bien des côtés mais je ne me permettrais pas de t'appeler "la Grenouille" :-)
RépondreSupprimerTerrible , même quand tu refais les dialogues, riment amor et mort!
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