La pépie vient en mangeant
Trois jours déjà que je ne vois plus Chloë. Elle me manque. On est si complémentaires pourtant. Le bois et la pierre. La varlope et la varappe. Mais oú est elle donc passée ? Mince.
Oui, trois jours déjà ... J’ai des
crampes qui me tordent et me nouent le bas du ventre. Je ne peux plus
rester ici. Il faut que je me défonce.
Footing à fond. Trois grands tours de
l’île. Etirements. Cinquante pompes plus tard, c’est mon VTT d’une
blinde qui crie grâce. Je fonds comme une flèche sur les chemins de la
Sèvre et poursuis, à bride abattue, à travers le petit bois. J’évite
rapidement, en cadence, tous les troncs hérissés, arrachés, affalés sous
les coups de butoir de la tempête Ciarán de 2023. Je fonce jusqu’à Pont
Caffino. Les types qui varappent sur les parois de schiste bleu me
refilent des suées. Elle n’est pas là. Personne. Demi-tour. Je tourne
bride, sur les chapeaux de roue, et repars à toute vitesse, peau des
fesses, braquet au maxi.
Ligne d’arrivée au jardin. Je me fais
trois énormes rondins de un mètre aux coins et à la masse. Je prends
gros. Je les éclate. Je les scie à la main. Et zig et zag, et zig et zag
… Je me les farcis les débitant hargneusement à la cognée, au merlin.
Je varlope, à fond de caisse, une montagne de palettes. Je réduis deux
victimes en mille bois, en petits morceaux, en cure-dents. Je décloue,
je tape, je scie, je retape, je re-débite, je rabote, je ronge. Je trie
et je range ces copeaux. En croles top crolées, j’attise et j’allume mon
feu.
Illico presto, quatre-vingt-dix copies
corrigées, moyennées, escaliers, salopées, varlopées, re-notées,
dansent, leur coûtent un bras, s’emballent …
D’un coup, Marc Dorcel tombe aux abonnés absents … je prends cher et m’effondre sur le lit !
"Oh dis, c’est loin l’Amérique ? Pas assez encore, ces temps-ci !"
Si tu as besoin d’une duchesse,
D’une liseuse, d’un banc d’église,
Si tu rêves que je le menuise
Je crois que tu t’es trompé d’adresse :
Je ne sais pas manier la varlope !
Moi le boulot, je le salope.
Je ne sais pas jouer du couteau,
Le résultat ne sera pas beau.
Je suis aussi nul en meuleuse
Qu’en ponceuse ou en scie sauteuse.
Il faudrait que tu te lèves tôt
Pour me voir coincer dans l’étau
Autre chose que la sainte bulle !
Moi je tiens des conciliabules
J’accouche sur le confident
La conversation des clients.
Je ne connais rien au rabot,
- Demande plutôt à un robot ! -
Question maniement de la bédane
Je mérite le bonnet d’âne
Mais je suis poète de cour
Je fais dans le bonheur du jour
Et je cisèle mon boulot
En usant du tarabiscot.
Si tu as besoin d’une armoire,
D’un lutrin ou d’un écritoire,
D’un rocking-chair, d’un canapé
D’un montauban, d’une chaise percée,
Demande plutôt à Pénélope,
La dame au long cou d’antilope :
C’est la patronne de la boutique.
Certes, elle n’a pas l’air sympathique,
Elle est bien souvent d’humeur noire
Mais faut connaître son histoire
A la boudeuse bonnetière :
Son bonhomme parti à la guerre
Perdit le chemin de la chaumière
Et pendant dix ans la bergère
Fidèle à son cadet d’Gascogne
Fit ceinture côté gigogne !
L’autre avait dépassé les bornes
Et sur les bords de la Riviera
- Calypso Circé Nausicaa -
Lui avait fabriqué des cornes.
Retour la goule enfarinée
Avec le chien assassiné
Pas un cadeau dans ses valises !
Il ne faut pas non plus dépasser les balises !
Elle ne souhaitait plus faire tapisserie
Elle l’a trucidé un beau soir
D’un coup de fauteuil trémoussoir.
Et l’a plié dans la penderie.
Sur le lit de justice un maître du barreau
N’a pas laissé de bois les membres du jury.
Et moi qui n’ai qu’un œil et vendais des lits clos
J’ai trouvé du boulot dans sa menuiserie.
Allez, venez, je vous introduis !
- Patronne ! Monsieur, psychanalyste,
Recherche un récamier pas triste ?
- On a un modèle belge. Est-ce que ça vous séduit ?
- "Si j'avais une varlope
Je raboterais les inégalités
De la pierre et du bois
Si j'avais une enveloppe
J'écrirais des courriers
Qui dénonceraient les iniquités"...
- Stop, Jo, arrête !
- Mais pourquoi Robin ? Ça va pas ?
- Ben...
- Mais tu m'as dit de m'inspirer de "Si j'avais un marteau"...
- Oui, enfin, non, je t'ai parlé de Cloclo...
- Oui, et aussi de Johnny...
- Oui, mais pas de plagier non plus "Si j'étais un charpentier" !
Et qu'est-ce que vient faire ce mot "enveloppe" ? Tu avais besoin d'une rime ?
- Hum... j'avais pensé à "hope" mais tu m'as dit pas d'anglicisme...
- Attends, tu es mon parolier mais je ne chante pas dans les églises...
- Oui, je sais, tu fais des clips.
- Et des tubes ! Je t'ai parlé de Cloclo, Johnny et d'autres...
- Et je suis arrivé à Marc !
- Lavoine ? "Le parking des anges" ?
- Euh ! Non... Écoute. Pour Cloclo, sa parolière Vline Buggy adapte un protest song de Pete Seeger de 1949...
- Hein ? Mais de quoi tu me parles, Jo ?
- Et Johnny a bien fait un succès...
- C'était sa période hippie, l'époque de "Jésus Christ Superstar", etc.
- J'ai cherché ce qui reliait les deux tubes...
- Mais pourquoi ? À part "Si...", formule tellement utilisée, je ne vois pas ! L'amour du travail manuel ?
- La danse, le succès, Robin !
- Et tu l'as piochée où cette varlope ? Dans ta boîte à outils du parfait parolier ?
- Ben...
- C'est un outil de menuisier ?
- Oui... et de charpentier...
- Et tu as trouvé quoi ?
- Marc 6:3, tiens, regarde...
- Mais pas de varlope en vue, tu te reposes quelques jours à Deauville, Jo et tu me rappelles...
Allez hop, on stoppe !
Il scie, il dégauchit, il varlope
Tous ses outils à portée de main
La plane, le racloir l’effleureuse
Il flotte dans l’atelier
Un parfum de yeuse
D’ébène ou de noyer
Qui donne envie de rester
Dans cette odeur de bois
Qui diffuse sa chaleur
Il regarde ses plans, il mesure, recommence
Mieux vaut deux fois qu’une
Pour être bien sûr et ne pas se tromper
Equerre et mètre en mains, il trace
Repose son crayon plat sur l’oreille
Dans un geste de longue habitude
Il s’applique, le travail avance
Il fignole les tenons et mortaises
En découpes fines et précises
Il recule, il contemple, caresse le bois lisse
Sa grande et belle table a pris forme
Sans effort, le tiroir glisse
Il ponce, il polit, il cire, il essuie
Attend un moment pour faire briller
A Pâques, la famille autour sera réunie
Et ça le rend heureux
Quand j'étais enfant, je passais souvent une partie de mes vacances chez la sœur aînée de ma mère : ma tante Marie. Vaut mieux préciser : ma mère avait trois sœurs (et trois frères).
Elle habitait Vezin, un patelin sur les hauteurs de la rive gauche de la Meuse entre Namur et Andenne.
À l'époque (fin des années quarante, début des années cinquante) , c'était très animé la vie dans un petit patelin d'environ 1400 habitants. Il y avait plusieurs magasins et même un cinéma (j'y ai vu Tino Rossi chanter "Petit Papa Noël" dans un fil noir et blanc ("Destins" ça s'appelait)).
Il n'y avait pas l'eau courante dans les maisons et il fallait aller remplir des seaux à une borne qui fonctionnait au moyen d'une clé en acier qui devait peser presque autant que le seau !
Cette borne se trouvait sur le trottoir au coin de la rue de Leuze et de la rue des Ampsées en face de l'endroit où débouchait le sentier de la Saule lequel abritait la maison de ma tante.
"Et la varlope dans tout ça ?" vous écrierez-vous fort raisonnablement, ce à quoi je répondrai (à l'instar de la marieuse d'un histoire russe que je ne raconterai pas ici pour ne pas allonger la sauce comme un Marcel de triste mémoire) : "Minute de patience !". J'y viens...
Le trottoir dont question ci-dessus était celui d'une maison prolongée par un atelier de menuiserie. Atelier qui, pour des raisons dont je ne sais plus rien aujourd'hui, m'était ouvert. J'entrais, je disais bonjour (j'étais un enfant très bien éduqué à l'époque et oui, ça a bien changé !) et je m'installais dans un coin au milieu des copeaux de bois, ravi par l'odeur de ce matériau et j'observais le travail de l'artisan que cet intérêt semblait amuser.
Puisqu'il y avait des copeaux, il y avait forcément des rabots. Mais y avait-il l'une ou l'autre varlope parmi ceux-ci ? Mystère! D'autant qu'à l'âge que j'avais alors je doute que j'aie pu connaître ce qui les différenciait : leur longueur !
J'ai cru comprendre aujourd'hui qu'elles étaient les ancêtres des dégauchisseuses. Je n'en ai jamais utilisées.
Les rabots, les bons vieux en bois, ça oui : mon père en avait un. Le système de taille est pareil sur le rabot et la varlope : une lame qu'on coince dans une rainure avec un coin en bois et un contre-fer et qui sort de la semelle de l'instrument par une fenêtre. Je le sais : je l'ai démonté "pour voir". Pour le remonter correctement ça a été une autre paire de manches : il faut remettre les pièces dans le bon sens et régler la "lumière" (c'est le petit espace ouvert entre le tranchant de la lame et le bord de la fenêtre).
La lame, elle, doit être soigneusement affutée et son fil affiné à la pierre à huile. Un truc qui vous rentre dans la chair du doigt jusqu'à l'os sans que vous le sentiez ! Qualité(?) qu'elle partage avec celles des microtomes du labo de microscopie optique dont j'avais hérité (en plus du reste) en fin de carrière au labo, seule différence : les copeaux fabriqués par le microtome étaient beaucoup plus fins que ceux sortant d'une varlope !